Grindr: l’économie du swipe épisode 2

J’ai la bandaison « old school ». Sur la route du désir, mon oreille cherche un timbre de voix, mon nez une odeur corporelle. Il est long le temps de la chair. Or sur Grindr le désir n’a plus de temps. Il n’est plus une procession, il est immédiat. Tu ouvres l’appli comme tu ouvres Uber Eats. « Uber Bite » si je veux faire un jeu de mots bine naze mais exacte. Ce que je veux, je suis prié de le vouloir maintenant. Pas demain. Pas avec préliminaires. Pas avec histoire. Le sexe sur commande. Et si la commande échoue — pas de réponse, un « seen », un « lol » sans suite — tu passes au suivant. C’est meurtrier.

Putain, le glissement dans le condionnement mental est subtile mais violent. Il transforme ma bite en produit, le cul de l’autre en prestataire, et le sperme en monnaie d’achat. Grindr n’est pas seulement un espace de plans cul : c’est un souk digital. Avec ses babiolles à deux balles (masc, twink, bear, pig, dom, sub), ses filtres, ses promos (“looking now”, “horny”), ses ostracismes (“pas de blacks”, “pas de gros”, “pas de trav”, « pas de lope passive », « pas de crade »…).

Et plus le marché s’étend, plus la singularité disparaît. Jme rends même pas compte que je ne veux plus l’autre pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il représente. Un gabarit. Une pratique. Une catégorie. Mon désir est déjà devenu une variable de recherche. Ce que je veux sans avoir le temps de le désirer, c’est un corps prêt, déjà disponible, déjà formaté.

Mais merde! Le queer, à l’origine, c’était justement ce qui foirait les catégories. Le queer, c’était l’erreur, la panne. Ca craint parce que tout ça c’est justement ce que Grindr élimine totalement. L’appli elle veut des données propres, du dating bankable. des users addicts. Et si tu es un queer radical, l’appli ne comprend pas et ton profil finit dans le trou du cul de l’algorithme. T’es baisé.

Faux liens, vraies solitudes

Grindr multiplie les contacts mais raréfie les connexions. À chaque message reçu, un petit éclair de reconnaissance. À chaque « tap », une vibration narcissique. Je pense : ça y est, il y a un lien. Mais non. Ce n’est qu’un leurre. Une accroche sans suite. Un profil qui disparaît. Un « seen » qui ne se transforme pas. Et moi, je restes là. Avec la bite poisseuse. L’écran allumé et le coeur éteind.

Ce n’est pas le refus qui me fait mal : c’est la promesse du lien. Cette petite ouverture, ce flottement. Et puis plus rien. Grindr rend visible un océan de solitudes superposées, qui se croisent sans jamais se toucher. Les messages s’empilent, les rencontres s’annulent, les envies s’effondrent.

Et quand le sexe a lieu — car parfois il a lieu — il est souvent bref, brutal, programmé. Il ne dit rien. Il n’écoute pas. Il performe. Et moi, après, je déconnecte. Jme sens mal. Traversé mais déserté. Esseulé.

Ce que je cherche, ce n’est pas une bite, c’est un souffle. Un vertige. Une faille. Mais Grindr n’est pas fait pour ça. Il ne veut pas que j’exulte . Il veut que je match. Il ne veut pas que j’explore. Il veut que je consomme.

Alors je me reconnecte et je reste là, connecté, en ligne, dans l’attente. À espérer qu’un soir, quelqu’un dérape. Qu’un profil craque. Qu’un inconnu me dise non pas “t’es actif ?”, mais “tu respires encore ?”. Un petit miracle. Un bug dans la machine. Une haleine dans le désert des likes.

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