Grindr: transparence digitale VS opacité du queer épisode 3

Ca fait maintenant 2 mois que je suis sur Grindr. J’arrête pas de modifier mon profil. Je tente désespérément de coller au modèle pour optimiser mes chances de match. Je dois être clair, conçis, honnête. Sauf que dans la vie, je suis ambigu, trouble, indéterminé, fluide et opaque. J’y arrive pas parce que dans le monde des sexualités connectées, la transparence est une norme. Queer peut être une catégorie, un tag, mais une norme? Jamais! la transparence ne se présente pas comme une obligation, mais comme une évidence : être clair sur ses intentions, son statut, ses désirs, son corps. Grindr demande que je sois immédiatement décodable, lisible. La promesse est celle d’une sincérité absolue, d’une traçabilité rassurante : « Sois toi-même », « Sois honnête ».

Mais ce fantasme de transparence est une fiction agressive.

Il installe un modèle de désir normé, contrôlable, profilable, qui nie tout ce qui dans le sexe résiste au langage, au calcul, à la reconnaissance. Il exige que je sois visible et constant. Pas fluctuant. Pas ambigu. Pas contradictoire. Pas queer, au fond. Je me sens à l’étroit. j’étouffe.

Dans Poétique de la relation, Édouard Glissant oppose à cette logique le droit à l’opacité, qu’il présente non comme un défaut, mais comme une puissance éthique et politique :

« Accepter que l’autre puisse être opaque, c’est déjà le reconnaître. »
L’opacité ici est ce qui échappe à l’assimilation. Ce qui ne se donne pas. Ce qui persiste dans la nuit, dans le retrait. Le queer, dans sa forme la plus radicale, n’est pas un spectacle de soi, mais une faille.

À rebours des injonctions à la clarté identitaire et sexuelle, des profils qui veulent tout dire, le désir queer réclame du flou, du tremblement, du désordre. Il exige qu’on puisse ne pas savoir ce qu’on veut, ne pas dire ce qu’on est, ne pas montrer ce qu’on a.

Jack Halberstam écrit dans The Queer Art of Failure que :

« Le queer refuse les promesses de visibilité comme condition d’existence. »

Et Laurent Berlant, dans Cruel Optimism, montre que nos attachements aux dispositifs de transparence sont souvent des pièges affectifs, des formes de soumission au désir de lisibilité imposé par le capitalisme affectif et la gouvernance néolibérale.

C’est pourquoi les profils sur Grindr, Scruff ou Tinder ne sont pas neutres : ils produisent une esthétique du sujet sexuel conforme. Une esthétique du tri, du bon goût, de la bonne catégorie. Un queer acceptable, « transparent » mais totalement domestiqué.

Mais le vrai queer — celui qui bande de travers, qui jouit dans le caniveau, qui rêve dans l’ombre — n’est pas un profil. Il est une énigme. Un refus de s’expliquer. Une politique de la non-révélation.

José Esteban Muñoz, dans Cruising Utopia, l’affirme magnifiquement :

« Le queer est ce qui échappe à l’ici et maintenant. Il est le refus de l’évident, l’appel d’un ailleurs. »

Là où Grindr exige de moi une identité fixe, lisible, optimisée, ma nature queer dit fuck et revendique le droit de rester flou, fugitif, impur. Et dans ce putain de monde où le capitalisme numérique transforme ma bite et mon cul en données, ce droit devient un geste révolutionnaire.

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